Curriculum et politique éducative en France

Curriculum et politique éducative en France

Curriculum et politique éducative en France

Commentaires fermés sur Curriculum et politique éducative en France

Curriculum et politique éducative en France

 

Philippe Claus, inspecteur général honoraire, président de la fédération du Doubs de la ligue de l’enseignement

 

L’introduction d’une forme de curriculum dans la politique éducative française est liée au besoin de faire acquérir à toute une classe d’âge une culture commune. Sa mise en œuvre, au cours de la scolarité obligatoire se confond donc avec celle de l’introduction d’un socle commun. Elle est faite de tâtonnements et de remises en question. La définition même de ce que nul ne doit ignorer a été difficile et fait toujours l’objet de débats. L’organisation de la scolarité obligatoire est toujours duale et les professeurs chargés d’accompagner les élèves dans leurs acquisitions enseignent selon des logiques encore souvent éloignées de celles qui pourraient conduire à un parcours curriculaire.

Quels enjeux pour le système éducatif français ?

 

Depuis la fin des années soixante dix, la question de l’échec scolaire et celle de ses conséquences sociales qui s’accompagne de l’invasion de problèmes comportementaux qualifiés pudiquement de « vie scolaire » se traduisent par une interrogation sur le sens et la finalité des programmes d’enseignement. Dans un système éducatif où les programmes constituent la référence des examens, forme publique de l’évaluation des élèves, la feuille de route des enseignants et la référence de leur évaluation par les corps d’inspection, leur forme et leur contenu interrogent. Les évaluations conduites par la direction ad hoc du ministère montrent que plus des deux tiers des élèves ne maîtrisent pas, à l’issue de la scolarité obligatoire, ce que les enseignants sont censés leur enseigner et l’analyse des rapports d’inspection prouve que les programmes ne sont que partiellement ou très partiellement (dans le premier degré notamment) mis en œuvre.

Pour agir sur l’échec scolaire mesuré par les évaluations internes et, de manière plus médiatisée, par les évaluations internationales, l’idée ancienne de la définition d’un socle que nul ne doit ignorer retrouve une seconde jeunesse. Dans son rapport au ministre Luc Ferry, le socle commun proposé par la commission présidée par Claude Thélot a fait le choix de recommander une définition recentrée sur les indispensables. Ce choix se heurte à l’opposition du syndicat majoritaire dans le second degré et à l’université. Une partie des intellectuels et cadres du ministère restent sceptiques ce qui n’empêche pas le ministre François Fillon et le parlement de voter une loi promulguée le 23 avril 2005 qui comporte pour la première fois depuis 1882 un article portant sur les contenus d’enseignement : « La scolarité obligatoire doit au moins garantir à chaque élève les moyens nécessaires à l’acquisition d’un socle commun constitué d’un ensemble de connaissances et de compétences qu’il est indispensable de maîtriser pour accomplir avec succès sa scolarité, poursuivre sa formation, construire son avenir personnel et professionnel et réussir sa vie en société. Ce socle comprend : la maîtrise de la langue française ; la maîtrise des principaux éléments de mathématiques ; une culture humaniste et scientifique permettant le libre exercice de la citoyenneté ; la pratique d’au moins une langue vivante étrangère ; la maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication… »[1]. Les recommandations du Haut conseil de l’éducation (HCE) du 23 mars 2006 rappellent les enjeux de cette première introduction d’une forme de curriculum dans la loi : il s’agit de lutter contre les sorties sans qualification, contre la violence à l’école et de mieux réaliser l’égalité des chances. Partant de là, le socle devrait être décliné en compétences : la maîtrise de la langue française, la pratique d’une langue vivante étrangère, les compétences de base en mathématiques et culture scientifique et technologique, la maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication, la culture humaniste, les compétences sociales et civiques, l’autonomie et l’initiative. Le contenu de chaque compétence est précisé et le décret, rédigé en quelques mois (publication du 11 juillet 2006), reprend très exactement cette présentation.

Les élèves et les professeurs disposent depuis de deux références. Une définition, de ce que toute une classe d’âge doit maîtriser à la fin de la scolarité obligatoire, partiellement rédigée en terme de « grandes » compétences et des programmes d’enseignement organisés par disciplines, par niveaux d’enseignement et encore largement centrés sur des connaissances.

 

 

Une mise en œuvre chaotique : obstacles, hésitations et reculs

 

Cette première définition d’une forme de curriculum a le grand mérite d’exister, sa mise en œuvre se heurte cependant à de nombreux obstacles, depuis les faiblesses de la définition même du socle, jusqu’à l’hostilité d’une partie des enseignants – ou de leurs représentants, en passant par les hésitations du pouvoir politique ou la lenteur de l’administration quant à l’accompagnement d’une réforme de fond. Les experts qui ont proposé la rédaction du décret de juillet 2006 ont, en effet, refusé de faire un choix clair : le texte ménage les tenants du primat des connaissances tout en invoquant les compétences ; son organisation dépasse la juxtaposition des disciplines, mais sa rédaction leur fait la part belle ; il est peu opérationnel dans la mesure où rien n’est dit sur l’évaluation de sa maîtrise par les élèves, sur le contenu des différents paliers à atteindre au cours de la scolarité obligatoire ou encore sur le lien avec les programmes ; enfin son ambition est telle que sa maîtrise par tous les élèves semble hors de portée.

La définition de paliers, l’évaluation et le lien avec les programmes sont ainsi les principaux chantiers du ministère pour que le socle puisse être opérationnel et ce sous l’autorité de trois ministres dont aucun n’a porté la loi et qui ne cachent pas leurs propres priorités quelquefois très éloignées du socle[2]. Xavier Darcos n’a notamment jamais caché sa méfiance pour le socle et pour une écriture curriculaire des programmes. Si, pour l’école primaire, Gilles de Robien avait sollicité l’inspection générale de l’éducation nationale pour rédiger une réécriture des programmes de 2002, compatible avec le socle (publiée le 17 avril 2007), son successeur s’empresse de rédiger de nouveaux programmes dans la précipitation et sans tenir compte de la dimension curriculaire du socle (publication le 19 juillet 2008).

 

L’administration a finalement mis plus de cinq ans à produire les textes règlementaires indispensables à l’application de la loi de 2005 : un livret personnel de compétences (LPC) censé être l’outil d’attestation de la maîtrise du socle au trois paliers retenus (fin de CE1, fin de CM2 et fin de collège) ; une validation en lien avec le brevet des collèges et de nouveaux programmes.

Le bilan de cette mise en œuvre est médiocre : les rapports de suivi et d’évaluation conduits en attestent[3]. Le lien entre socle et programme reste peu explicite pour de nombreux enseignants, le LPC fait l’objet de critiques multiples aussi bien quant à la lourdeur de l’outil que du fait de sa rédaction ou du mode d’évaluation choisi. L’arrimage de la validation du socle au brevet des collèges est en contradiction avec la logique qui préside à l’évaluation des compétences du socle.

Ce constat, largement partagé, amène le ministre issu des élections du printemps 2012, Vincent Peillon, à reprendre l’ensemble du processus. La loi de juillet 2013 confirme un socle commun, de connaissances, de compétences et de culture dans des termes très proches de ceux de la loi de 2005 : « La scolarité obligatoire doit garantir à chaque élève les moyens nécessaires à l’acquisition d’un socle commun de connaissances, de compétences et de culture, auquel contribue l’ensemble des enseignements dispensés au cours de la scolarité. Le socle doit permettre la poursuite d’études, la construction d’un avenir personnel et professionnel et préparer à l’exercice de la citoyenneté. Les éléments de ce socle commun et les modalités de son acquisition progressive sont fixés par décret… »[4]. C’est ainsi que la Conseil supérieur des programmes propose une nouvelle écriture du socle et de nouveaux programmes rédigés en cohérence avec lui ; l’ensemble de ces textes est publié en 2015[5]. Les textes règlementaires pris en application de la loi de 2013 corrigent partiellement les lacunes relevées précédemment. Force est cependant de constater que les deux maillons de la scolarité obligatoire sont encore souvent l’objet d’injonctions très différentes sur le fond et la forme ; elles sont rédigées par des bureaux de l’administration centrale qui communiquent manifestement assez mal. Il en est ainsi du livret scolaire universel (LSU) qui n’est que formellement universel.

Par ailleurs, et en dépit de nombreuses tentatives, l’école primaire reste un « service municipal » à côté d’un collège, établissement public local d’enseignement (EPLE) et le service des professeurs de lycées et collèges qui a été légèrement remanié en 2015, reste essentiellement défini en heures de cours dans une discipline, sans lien avec celui des professeurs des écoles. Le socle lui même est incontestablement plus cohérent dans sa forme comme dans son écriture, mais il n’est qu’un cadre qui pour être opérationnel doit être explicité par de nouveaux programmes dont la lecture est complexe et dont la forme curriculaire est très partielle.

Il y a cependant plus grave. Le ministre et son équipe, issus des élections de 2017, prennent très rapidement des décisions contraires aux avancées induites par la mise en œuvre du socle : insistance, à l’école primaire sur une vision étroite des fondamentaux réduits à la langue française et aux mathématiques, définition de repères annuels pour les programmes rédigés en termes de connaissances, abandon du mot compétence dans les textes du nouveau conseil supérieur des programmes…

 

 

Le curriculum et la scolarité obligatoire : quelles perspectives dans le système éducatif français ?

Pour être acceptée, la définition de ce que toute une classe d’âge doit maîtriser à l’issue de la scolarité obligatoire doit être totalement légitime. Même si des acteurs de l’école, des experts ont été consultés, écoutés, à travers le conseil suppérieur des programmes, ce processus est-il suffisant pour que la définition de la culture commune qui est donnée à la jeunesse fasse autorité ? La représentation nationale qui arrête annuellement le budget de l’Ecole, n’a, par exemple, pas la même fonction pour arrêter les contenus que cette même institution transmet. Par ailleurs, la cohabitation entre des programmes définis par disciplines et un socle qui s’appuie sur un référentiel transversal est-elle possible ? Enfin la définition même de ce qu’est une compétence fait toujours débat dans les salles de classes comme dans les plus hautes instances ministérielles ! Pour éviter les débats stériles qui freinent toute évolution, ne faut-il pas accepter de proposer, pour la scolarité obligatoire, un référentiel de fin de scolarité obligatoire précis, décliné de manière opérationnelle par cycle et faire confiance aux équipes enseignantes qui resteraient libres de s’organiser, dans chaque unité d’enseignement, pour conduire tous les élèves à la maîtrise de ce niveau d’exigence ?

La mise en œuvre d’un curriculum échappe aux limites organisationnelles actuelles de l’école primaire et du collège, tant de manière budgétaire (les deux budgets opérationnels scindent la scolarité obligatoire) que du point de vue des unités d’enseignement. La recherche de la continuité du parcours d’un élève est cependant moins une question de statut juridique que de responsabilité pédagogique, ce qu’ignore le projet de loi en débat actuellement[6]. Il faudrait reconnaître à ces unités d’enseignement ou à ces réseaux une grande latitude dans la définition et la mise en œuvre d’organisation des temps scolaires, mais aussi de trajectoires scolaires personnalisées de l’école élémentaire à la fin du collège. Ces trajectoires devraient permettre à chaque élève de progresser suffisamment pour maîtriser progressivement les attendus du référentiel.

Enfin, l’introduction d’un curriculum qui accompagne la mise en œuvre du socle est source d’une évolution de l’identité professionnelle des enseignants. Elle implique la nécessaire convergence des deux degrés d’enseignement. Les aspects corporatifs de la question sont importants, mais ses dimensions pédagogiques, sociales et culturelles sont essentielles. Si la polyvalence des maîtres du premier degré demeure un marqueur identitaire, son exercice effectif est de plus en plus complexe, notamment au cycle 3 où s’affirment les champs disciplinaires et où les exigences de notre société ont amplifié le spectre de la polyvalence (langue vivante, numérique…). La multiplication des temps partiels, des échanges de services et des intervenants extérieurs se traduit déjà par des organisations collaboratives de professeurs dont les compétences s’affirment sur des champs spécifiques et permettent d’envisager des logiques de fonctionnement plus en phase avec les constituants des compétences du socle et avec les compétences didactiques des professeurs de collège. Les professeurs du second degré sont désormais sollicités pour une prise en charge à la fois plus globale et plus individualisée des élèves. Il reste à les préparer effectivement à cette évolution de leur mission, aussi bien sur le plan des outils et des techniques que sur celui du sens même de leur métier et par conséquent de leur identité. Quand le recrutement et la formation initiale des enseignants tiendra-t-elle compte des nouvelles exigences de leur métier ? Quand une formation commune aux professeurs des écoles et des collèges correspondant aux différentes compétences du socle viendra-t-elle compléter des formations spécifiques aux différents métiers de l’enseignement ? Il s’agit de répondre tout à la fois à un besoin de continuité et de cohérence à tous les niveaux de la scolarité obligatoire et de répondre à des difficultés d’apprentissage des élèves. Des éléments de formation commune étaient au cœur du projet des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), il était exigé des écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE). Qu’en sera-t-il dans les nouvelles écoles de formation ?

 

Un fonctionnement curriculaire de la scolarité obligatoire inscrit dans la mise en œuvre d’un socle commun bouscule des habitudes séculaires. Parce qu’il ne s’agit pas moins que de se mobiliser pour faire disparaître ou réduire drastiquement une inégalité inacceptable, celle qui exclut de l’accès à la connaissance des dizaines de milliers de jeunes tous les ans, il faut une ligne politique claire et inscrite dans la durée.

[1] Loi n° 2005-380 du 23 avril 2005 article 9

[2] Gilles de Robien jusqu’au 18 mai 2007, Xavier Darcos, jusqu’au 24 juin 2009, puis Luc Châtel jusqu’au 16 mai 2012

[3] Grosperrin, J. (2010). Rapport d’information en conclusion des travaux de la mission sur la mise en œuvre du socle commun de connaissances et de compétences au collège. Haut Conseil de l’Education. (2010). Le collège. Bilan des résultats de l’Ecole. Haut Conseil de l’Education. (2011).Vaincre l’échec à l’école primaire. Institut Montaigne.

 

[4] Loi n°2013-595 du 8 juillet 2013 article 13

[5] 31 mai 2015, le socle commun ; 26 mai 2015, les programmes pour l’école maternelle et 26 novembre 2016 les programmes pour les cycles 2, 3 et4.

[6] Article du projet de loi déposé qui prévoit la création d’écoles des savoirs fondamentaux autour d’un collège

About the author:

Back to Top